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Effort d'imagination

J'ai imaginé que des artistes, las d'occuper leur théâtre, y avaient mis le feu. Après ce geste blasphématoire et contre toute attente, ils avaient éprouvé plaisir et excitation coupables, comme si des décombres encore fumants, quelque chose de véritable, préfigurant des possibles inespérés, pourrait enfin surgir. La pyromanie s'était répandue comme une traînée de poudre de par le pays, au delà des frontières, parfois annoncée à l'avance au moyen d'affichages à la typographie et composition impeccables, rassemblant un large public très discipliné (masques et gel hydroalcoolique).

J'ai imaginé qu'une bande de jeunes, las de sagement faire la queue pour obtenir de quoi manger, afin de pouvoir vivre et étudier un jour de plus, afin d'obtenir peut-être leur diplôme, afin de pouvoir faire ensuite la queue à l'agence d'intérim opportunément située à côté du campus… s'étaient dirigés vers le commerce de bouche le plus proche : épicerie fine, cave, crèmerie ou supermarché pour les moins chanceux, y avaient réquisitionné de quoi faire un chouette dîner, à l'issue duquel serait décidé de réitérer l'opération chaque jour. Là encore, contre toute attente, les clients du commerce, l'agent de sécurité et le propriétaire lui-même, loin de les stopper, les avaient acclamés, leur reconnaissant le droit absolu à ne pas crever de faim et tant qu'à faire, à même manger des choses plutôt agréables.

J'ai imaginé un groupe de livreurs à vélo, scooter, trottinette, mono-roue gyroscopique et bâton sauteur, las d'enchaîner allers-retours dans les effluves de repas toujours promis à d'autres, là encore décider de se faire un beau gueuleton au vu et au su de tous. Passés maîtres dans l'art de se créer de fausses identités, personne parmi les livrés n'ayant le souhait de se faire livreur, les plateformes étant par ailleurs - comble de l'ironie - bien dépendantes de leur masse d'esclaves indépendants, ils décidèrent eux aussi de remettre ça, aléatoirement, tant et si bien que commander quelque chose à manger sur une application s'accompagnait désormais d'une incertitude pimentée, occasionnant paris et blagues à n'en plus finir, jusqu'à ce que tout le monde se lasse (cela prendrait tout de même quelques mois).

J'ai imaginé un professeur en distanciel, n'ayant plus rien à perdre et las de palier à son ministère, montrer ses fesses en 720p à ses élèves. Certains, connectés mais en réalité absents, ratèrent le spectacle. Des parents en télétravail en revanche ne ratèrent rien du tout.

J'ai imaginé un policier confondre son téléphone et son arme de service et faire un selfie. La réalité est moins drôle, la confusion portant entre un taser et une arme, la victime étant un môme de 17 ans. La hiérarchie plaide l'accident. Chacun comprendra que le caractère tragique et accidentel porte sur le manque de volonté établi de descendre le môme, et non sur le fait d'effectivement descendre des mômes.

J'ai imaginé des hypocrites démissionnaires prendre leur courage à deux mains et claquer des portes à deux mains (le choix de la porte leur revient : salle de réunion, bureau du RH, blindée ou pas, appartement en location à prix prohibitif ou petit pavillon acquis contre contrat faustien, cabinet de psy).

J'ai imaginé quelques administrateurs système à tshirts groupe de métal épandre de l'essence dans la salle des serveurs dont ils avaient la garde, ayant préalablement désactivé les divers mécanismes anti-incendie, allumer le-dit liquide au moyen d'une boîte d'allumettes achetée pour l'occasion (allez allumer de l'essence avec une vapoteuse), mettre leur morceau favori du groupe dont ils portaient le tshirt à fond et regarder flamber la chose. Les plus téméraires décidant de rester brûler au milieu de leur oeuvre, les autres étant autorisés à fuir.

J'ai imaginé les bed-managers des hôpitaux s'en attribuer un, le plus confortable de tous, et y faire une bonne sieste pour trouver une réponse à la question de savoir comment on en était arrivés là.

J'ai imaginé un présentateur de chaîne d'info en continu s'étouffer entre deux reportages sur l'Islam, au moyen d'une bouchée à la reine. Les intermittents du spectacle responsables de la réalisation de l'émission décidèrent de ne pas intervenir, de reprendre l'antenne et de laisser se dérouler le spectacle, priorité au direct. L'agent de sécu, ancien étudiant mais récent intérimaire fraîchement arrivé, filma le tout sur son téléphone. Record d'audience (ça prend en effet quelques minutes de s'étouffer complètement, le mot fut passé sur les réseaux sociaux et chacun stoppa ses activités séance tenante pour rappliquer aussitôt).

J'ai imaginé un maton s'enfermer par erreur dans une cellule, le con, coup classique, je change de pantalon, je laisse mes clés dans la poche de l'autre, il y a quelqu'un ?! eh oh ?! Quelques détenus moqueurs le narguèrent deux ou trois heures avant de prendre la poudre d'escampette en le laissant à son sort. Affamé il tenta de se pendre avec les draps mais manquant de pratique du se résoudre à se laisser mourir de faim.

J'ai imaginé une bande de SDF se regrouper afin de trouver une solution à la vie de designer. Ils inventèrent un écran aux couleurs chatoyantes et à la résolution jamais vue jusqu'ici, lancèrent un crowdfunding, en équipèrent quelques designers parmi les plus démunis d'humanité. Les bienheureux, ivres de reconnaissance, ne mirent plus jamais les pieds dehors et l'on en fut débarrassés une fois pour toute. Les SDF reprirent le cours de leur existence, bien plus enviable, non sans avoir posté une petite vidéo de leur bonne action sur le réseau social professionnel à la mode.

J'imaginai tout cela en marchant dans le parc quand tout se dissipa : le printemps était là, incongru comme une renaissance vibrante dans un monde figé. Cette beauté que j'aurais autrefois goûté me mit en rogne.